L’action sociale et les réseaux sociaux

Les réseaux sociaux : quel intérêt pour des travailleurs sociaux ? Exemple de trois réseaux sous la vision de l’économie de la contribution

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L’économie de la contribution et l’économie de réseaux

Lors d’une conférence présentée par le Groupe SOS le jeudi 9 avril 2015, le philosophe Bernard Stiegler intervenait sur le thème “Inspirer l’innovation sociale” et plus particulièrement sur le sujet “Economie contributive, ni producteur, ni consommateur”. 

L’économie contributive est un concept reposant sur une “coopérative de savoirs” de plusieurs individus. Cet assemblage de savoirs permet de penser la société dans sa globalité. Dans cette idée, le « libre » aide cette économie contributive. Dans le modèle économique capitaliste, l’organisation du travail est aliénante et dépossède le travailleur de son savoir car il n’a plus à réfléchir, il est soumis à sa tâche. Le « libre » permet de bousculer cette organisation du travail traditionnelle et de redonner une possession du “savoir” aux individus. La philosophie du « libre » est de permettre la compréhension des outils utilisés. Il n’existe plus de consommateur ou de producteur mais des contributeurs, des participants, des partenaires. C’est lors de mouvement de solidarité que la philosophie de la contribution est la mieux illustrée (1).

L’enjeu actuel est de saisir comment le mode de fonctionnement de l’économie contributive peut être valorisé. Il s’agit d’un enjeu important pour les travailleurs sociaux car cette économie de la contribution concerne une amélioration de la qualité de vie et des valeurs de don de soi. Si l’on couple cette économie de contribution à l’économie des réseaux sociaux, on réfléchit en termes d’incitations et de stratégies dans la formation des liens sociaux. Le réseau social qui fait partie du monde numérique devient une science comme une autre, sociologues et économistes s’y penchent en portant attention aux formations de liens et aux incitations générées par les réseaux. Ces réseaux comptent de nombreux usagers, ainsi, comme le sociologue Antonio Casili spécialisé en réseaux sociaux, on s’interroge sur les nouvelles sociabilités naissantes grâce à eux et comment les individus sont mis en relation quand rien ne semble les lier.

Les réseaux sociaux comme territoires d’action sociale

Il est possible d’analyser les réseaux en étudiant les liens entre les individus, mais aussi en observant la façon dont les liens se forment entre eux et quelles incitations existent au sein des réseaux pouvant pousser un être vers tel ou tel comportement. 

Les réseaux sociaux sont des espaces fortement occupés où des millions de personnes sont connectées et interagissent. Sur ces plateformes, les individus sont soumis à différentes formes de messages politiques, économiques et sociaux. Les entreprises qui détiennent ces réseaux commercialisent les informations personnelles de leurs usagers à des sociétés intéressées par l’élargissement de leur public cible et ainsi rentabiliser leur diffusion de communication. 

Dans le cadre du travail social, les réseaux deviennent des territoires virtuels. Ces territoires sont utilisés par une majorité de la population qui doit connaître ses droits. De par leur particularité, ils permettent une visibilité forte des actions.

Présentation de Facebook, YouTube et Framasphère

Facebook, littéralement  »trombinoscope », est fondée en 2004 par Mark Zuckerberg. La société a racheté Instagram en 2012, ainsi que WhatsApp en 2014 (2). Ce réseau social a évolué au fil des années, il est passé d’un réseau permettant le contact entre les individus à une plateforme où la création et la diffusion de contenus vidéos sont devenues possible.

YouTube est un site d’hébergement de vidéos et un média social sur lequel les utilisateurs peuvent diffuser, regarder et commenter des contenus vidéos en streaming.  Il a été créé en février 2005. En 2020, chaque mois, YouTube compte plus de 2 milliards d’utilisateurs connectés.  

A la différence des deux précédents réseaux sociaux, Framasphère est un réseau social « libre ». Framasphère a vu le jour en 2014 grâce à Framasoft, association à but non lucratif dédiée à la promotion du « libre ».  Framasphère peut être aussi appelé « Pod », “baladeur numérique », car il permet de se connecter au réseau social « libre » Diaspora. Dès lors que l’on s’inscrit sur Framasphère, toutes les données personnelles restent stockées sur le serveur Framasoft qui est implanté en Allemagne.

Le réseau Diaspora a été nommé d’après trois concepts : la décentralisation, la liberté et la confidentialité. La décentralisation ici signifie que les données ne sont pas stockées dans un seul même lieu. La liberté réfère au côté « libre » du logiciel, permettant à chacun de créer son site en étant maître de ses données et de choisir leur lieu de stockage. Ainsi toutes personnes souhaitant créer son propre « pod Diaspora » peut le faire. On compte 20 000 utilisateurs de Diaspora qui peuvent aussi communiquer avec 600 000 utilisateurs de Framasphère et également partager des contenus Twitter ou WordPress. Le partage de photos est possible, ainsi que le partage de vidéos.

Les spécificités des réseaux sociaux en tant que territoire.

Le réseau social est un territoire instable qui évolue très rapidement car les individus y sont connectés continuellement. Comme le dit la journaliste Géraldine Mosna-Savoye à propos du média Brut visible sur les réseaux sociaux, il existe un “collectif sans la communauté” : la communauté est un groupe social dont les membres ont des intérêts communs. On peut donc se demander si dans les réseaux, lorsqu’on parle de communauté, on parle des abonnés ou des utilisateurs périodiques. La journaliste nous invite à réfléchir si l’acte qu’est le visionnage d’une vidéo ou d’un poste concernant une action sociale suffit à faire de l’usager du réseau un membre de la communauté. 

YouTube est une sphère publique où les utilisateurs consomment et produisent des vidéos. Il s’agit aussi d’une vitrine pour les personnalités publiques, les créateurs, les artistes. C’est un territoire riche où les communautés peuvent se tenir au courant des actualités d’un compte avec du contenu audiovisuel. Contrairement à Facebook et Youtube, Framasphère et son réseau Diaspora ne possèdent pas d’algorithme qui rempli le flux d’actualité. Ce flux est alimenté par l’utilisateur qui renseigne ses intérêts et par les liens qu’il choisit de créer avec les autres membres de Framasphère.

Facebook, Twitter, Instagram, Youtube, Framasphère, LinkedIn… Tous ces réseaux sociaux sont des terrains qui ont pour but de rapprocher les individus tant au niveau privé que professionnel. Il peuvent être un terrain compliqué en raison de la dimension d’anonymat relative au virtuel et au flux d’information constant. 

Les travailleurs sociaux et les personnes accompagnées sur les réseaux

D’après Margherita Comola, chercheuse en économie des réseaux et maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, il existe plusieurs enjeux à l’utilisation des espaces numériques pour l’action sociale. L’enjeu de la visibilité, l’enjeu de la communication et de la création de liens ainsi que l’enjeu de l’organisation. Sur les réseaux, les travailleurs peuvent rencontrer des difficultés à s’adapter aux nouvelles technologies et à sortir de l’organisation traditionnelle. L’enjeu de la nouvelle technologie numérique doit être pris au sérieux dans le milieu professionnel.

Les réseaux sociaux offrent des terrains qui sont des sphères publiques virtuelles importantes. En se basant sur la pensée du philosophe politique Jürgen Habermas, on peut penser que dans nos sociétés, les sphères publiques d’expression et d’opposition à l’autorité ont toujours existé. Par exemple, les salons littéraires du XVIIIème siècle étaient des sphères publiques en dehors du contrôle de l’Etat. Ces sphères publiques peuvent aider à effectuer une large analyse des problématiques des publics connectés. Parmi les compétences du travailleur social, identifier les problématiques est indispensable. Il doit être capable d’analyser son terrain d’action et il a besoin de prendre pleine conscience des problématiques présentes afin d’agir efficacement. 

Un sentiment d’appartenance peut se créer entre les membres des communautés et collectifs présents sur les réseaux et les travailleurs sociaux doivent être capable d’identifier ces dynamiques. Sous la vision de l’économie de la contribution, lorsqu’on observe les publics présents sur les réseaux Facebook, YouTube et Framasphère, on prend la mesure de l’importance des incitations et stratégies dans la formation des liens sociaux. Le réseau social est un vecteur de lien social et on peut faire de ce lien le début d’une organisation en faveur de l’action sociale.

Actions du travailleur social par le numérique

Il est possible à travers les réseaux d’imaginer des structurations plus efficaces grâce à l’élargissement du réseau professionnel, une meilleure visibilité des actions mises en place et une large diffusion des projets. Dans cette idée, L’Oriff – Office régionale d’information, de formation et de formalité des professions libérales – de Caen Normandie organisait une visio-conférence le 19 janvier 2021 à destination des individus souhaitant maîtriser les réseaux sociaux pour développer leur entreprise.

Les réseaux peuvent favoriser la création de partenariats grâce au système de référencement entre autre mais les réseaux sociaux sont parfois cloisonnants. Facebook est un réseau social qui permet l’information mais de façon horizontale : souvent, l’individu n’a pas de visibilité au-delà de son cercle. Frédéric Says, journaliste politique, dénonce une “incommunicabilité politique des réseaux sociaux”. L’utilisateur ne cherche pas à sortir de ce qu’il connaît.  

En ces temps de pandémie, la visibilité des actions sociales est très importante. Si les intervenants sociaux partagent sur les réseaux des visuels et des explications du travail social qu’ils réalisent, les individus pourront éventuellement se montrer plus sensibles à ceux-ci ou faire appel à ces actions s’ils en ont le besoin (3). 

Facebook et Youtube sont des réseaux qui s’inscrivent dans une économie classique répondant à des objectifs de rentabilité et fonctionnant sur un modèle d’algorithme cloisonnant. Framasphère est un réseau différent car il fait partie du domaine du « libre » qui s’inscrit dans une logique d’économie de contribution.

Le point de vue du « libre » est de faire participer les individus afin que le savoir soit partagé et que la création en commun s’enrichisse. Le travailleur social peut se servir des réseaux sociaux comme terrain social pour accompagner son public et l’attirer, casser sa routine et se donner des possibilités d’élargir son terrain d’action. En se basant sur la pensée d’Habermas, on peut dire que de nos jours, les réseaux sociaux peuvent être comparés à des tiers lieu où les utilisateurs doivent être attentifs à ne pas consommer sans esprit mais à être des acteurs contributeurs rationnels et critiques. 

Limites à l’utilisation des réseaux sociaux dans le travail social 

Les réseaux sont souvent les premiers submergés par la communication de fausses informations ou d’informations obsolètes. Facebook a déjà rappelé à l’ordre ses utilisateurs à ce propos et demande aux utilisateurs d’être vigilants avant de publier un article daté grâce à un petit encadré sur le fil d’actualité. Il faut que les utilisateurs soient critiques à propos de ce qu’ils consultent en ligne. De nos jours, les outils numériques nous aident dans notre quotidien et les travailleurs sociaux ont tout intérêt à développer leurs compétences au virtuel en respectant une philosophie de partage. 

La stratégie de créer en réseau numérique un tissu social est intéressante pour l’évolution du travail social mais, comme il est dit dans le texte “Le travailleur social est-il un militant?” de Maxime Dauphin, Didier Gabrielle et Jean Marc, le travail virtuel doit aller de paire avec des actions menées sur le terrain réel.  

(1) En effet, on a assisté aux bouleversements de certains modèles économiques traditionnels dernièrement notamment lorsque Décathlon a partagé ses plans 3D de masques de plongée permettant leur réalisation en série par une entreprise italienne appelée Isinnova qui les redistribue à un hôpital. Avant cet événement mais toujours dans l’idée d’aide à la recherche médicale, Rehab Lab qui est un tiers lieu de fabrication d’aide technique pour les usagers de structure médico-social a effectué l’impression en 3D de pièces détachées de machines pour les hôpitaux

(2) WhatsApp est une application de communication qui a d'ailleurs récemment vu ses conditions générales d’utilisations évoluer : les données des utilisateurs vont être partagées avec Facebook, ce qui a provoqué un exode de millions d’utilisateurs vers d’autres réseaux de communication. Cependant, en France, nous sommes protégés comme partout en Europe par le RGPD, le Règlement Général sur la Protection des Données.  Sauf si on utilise WhatsApp pour dialoguer avec une entreprise, nos données ne seront pas collectées par Facebook depuis l’application.

(3) A travers YouTube, réseau qui peut permettre plus de souplesse dans les moyens de diffusion et de communication, on constate plusieurs chaînes d’actions sociales : la chaîne de la Croix Rouge compte 6 400 abonnés et ses 774 vidéos cumulent plus de 3 millions de vues, celle de l’Abbé Pierre compte 4 600 abonnés et ses 390 vidéos cumulent un peu plus de 5 millions de vues. 

 

Sitographie 

YouTube 

Facebook 

Tutorials - The diaspora* 

Project Framasphere* 

Social principles - The diaspora* Project 

Formatting text - The diaspora* Project

diaspora-fr*

Bernard Stiegler, l’économie contributive

Bernard Stiegler — Wikipédia

Economie de la contribution et économie contributive 

Djeneba Fofana, Fatou Bouna Ndiaye, Anaïs Dos Santos–Muratyan

1 Commentaire

  1. Cyril Desmidt

    Qui dit réseau social, dit aussi « captation de l’attention » et design très poussé pour contraindre l’utilisateur à consommer le plus possible de son temps sur les réseaux sociaux.
    Les raisons de cette captation sont très liées au modèle économique de ces plateformes propriétaire qui, si elles offrent un « service gratuit » et une visibilité généralement éphémère le font en vendant les données personnelles de leurs utilisateurs. Le documentaire de cash investigation « nos données personnels valent de l’or » https://www.france.tv/france-2/cash-investigation/2450927-nos-donnees-personnelles-valent-de-l-or.html explique très bien comment le système fonctionne.

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