Regard sociologique sur la discrimination dans le champ éducatif

Cet article est une réflexion à partir du texte de Fabrice DHUME portant sur l’école et la discrimination. Cette dernière est abordée dans sa complexité et comme le produit d’une construction sociale. L’intérêt de ce texte s’inscrit dans une perspective de mieux appréhender les subtilités sociales, politiques, économiques qui produisent des pratiques discriminatoires et d’analyser comment celles-ci sont parfois objectivées par les acteurs sociaux, créant ainsi la discrimination systémique.

Evolution de la discrimination en France

La législation française en ce qui concerne la discrimination est relativement récente (1998). Elle s’était dans un premier temps focalisée sur la question d’accès à… Plusieurs raisons peuvent expliquer ce fait notamment, l’implication de l’Europe dès 1995, dans la lutte contre la discrimination, même s’il faut reconnaître que celle-ci s’était plus orientée vers la sphère du travail, de l’engament patronal et syndical, particulièrement à travers la déclaration de Florence, relayée en France en 1999. Ainsi, la question de l’emploi va laisser des marges de manœuvre aux entreprises, impactant ainsi les décisions politiques voire constater un glissement néolibéral des politiques publiques où l’entreprise jouera un rôle primordial dans l’orientation des politiques publiques. C’est ainsi, qu’on a privilégié de plus en plus les notions telles que : la « diversité » ou l’« égalité des chances », en faisant plus ou moins le deuil de la question d’équité. Une telle tendance permet selon DHUME, non seulement d’innocenter, de dédouaner ou de blanchir l’école de son rôle dans la production et/ou la reproduction des inégalités sociales et la discrimination, mais aussi de maintenir la fiction théorique ou le mythe intériorisé de la neutralité voire de la sanctuarisation de l’école.

Discrimination intégrée et intériorisée

La discrimination peut prendre parfois des diverses à l’école. Selon l’auteur elle est à l’intérieur de l’institution scolaire. Elle y prend des formes diverses, généralement adaptées et intégrées au fonctionnement scolaire : dans les interactions éducatives, dans l’orientation scolaire, dans l’accès aux stages, dans la vie sociale des établissements, dans les pratiques et les stratégies des élèves. Le processus est souvent disséminé dans différents niveaux  de l’interaction et dans les différents processus où s’opère de la sélection . Au niveau de la gestion éducative par exemple, les critères ethniques peuvent jouer dans l’organisation : composition des classes, distribution dans l’établissement. Dans le face à face pédagogique, la distribution de la parole ou des responsabilités au sein de la classe peut donner lieu à des discriminations micro-interactionnelles où la distribution de la parole se fait parfois différemment selon certains critères subjectifs. Du côté des stages en entreprise, les places et les tâches sont fréquemment ethnicisées/ racialisées. Les noirs et les arabes sont dans la sécurité, les rayons où le port ou la manipulation des charges est imminent.  La discrimination est donc intériorisée et reproduite à travers les stratégies de recrutement dans les entreprises et d’orientation ou de recherche de stage dans les établissements scolaires.

La complexité et la subtilité de la discrimination

DHUME pose quelques repères théoriques, afin de lever quelques ambiguïtés ou certains malentendus, et rendre le concept de discrimination plus opérationnel dans le domaine scolaire, ou plus largement dans le champ éducatif. L’auteur soutient l’idée selon laquelle le droit ne suffit pas pour appréhender voire éradiquer la discrimination. Car, les critères prohibés par le législateur peuvent être masqués sous des formes diverses de légitimation.

Jean-Paul Fitoussi, Éloi Laurent et Étienne Wasmer vont dans le même sens quand ils évoquent la subtilité d’appréhender la discrimination. Pour eux, la détection de la discrimination suppose une analyse fine des conséquences plutôt que la révélation au grand jour de la cause. Considérons trois exemples pris par les auteurs mentionnés ci-dessus[1] permettant de préciser ce point.  I) vendre une entrée de boîte de nuit, ii) embaucher un salarié, iii) louer un appartement. Quand la réponse à cette question peut être influencée pour le raisonnement suivant : i) le pouvoir d’achat de la personne qui souhaite entrer dans la boîte de nuit, ii) la compétence du travailleur, iii) la capacité à payer un loyer. De ce point de vue, l’acte, en tout cas, discriminatoire n’est pas visible. Il est lié à des enjeux réels ou supposés, ce que DHUME a également souligné dans ce présent article.

En fait, il est, semble-t-il, important de souligner le fait que la mesure de la discrimination relève d’une certaine complexité. À ce titre, l’explication se doit d’être à la hauteur de cette complexité. Ceci dit, si l’on restreint la discrimination à la seule question d’accès à un droit ou à un lieu, on dédouane l’école selon DHUME d’un examen de ses propres pratiques. Si donc la démocratisation voire la généralisation de l’école permet de voir l’école comme un lieu d’inclusion ou sert de justification à la non-discrimination, à l’inverse, la focalisation sur la sélectivité va se faire à l’entrée dans l’entreprise. C’est ainsi que selon l’auteur, la problématique de « l’accès aux stages » devient une préoccupation majeure, débouchant sur des interrogations par rapport aux pratiques sélectives, en problème d’insertion des élèves à la fin de leurs études. « La société exclut parfois du marché du travail des catégories d’individus à cause de leur incapacité supposée à tenir la place voulue par ceux qui détiennent les commandes[2]».

Discrimination comme construction sociale

La discrimination n’est pas résiduelle à des simples faits visibles, mais le produit d’une construction sociale[3]. Donc, la question de la discrimination est liée à plusieurs enjeux qui peuvent être de nature politique, économique mais aussi symbolique[4]. Elle prend forme dans l’idée d’une société égalitaire. Le travail collectif de Jean-Paul Fitoussi, Éloi Laurent et Étienne Wasmer permet de comprendre que d’une certaine manière, la mesure des discriminations tient à son effet sur les perceptions. « En demandant aux individus de s’identifier à un groupe ou en diffusant dans l’espace public des résultats d’études réalisées selon telle ou telle catégorisation, on ne peut empêcher que se renforce, selon le principe d’incertitude d’Heisenberg, l’importance de celles-ci dans la carte mentale des individus qui participent à l’espace social[5] ». Sous ce rapport, la discrimination fonctionne de manière diffuse. Dans l’institution scolaire, elle ne se concentre pas à un seul endroit, mais à plusieurs niveaux du fonctionnement de l’école ou du moins, dans la configuration des rapports notamment, dans le domaine des interactions avec les élèves, dans l’orientation scolaire, dans le fonctionnement des conseils de classe comme le souligne DHUME.

Bien entendu, l’institution scolaire, décrite comme vecteur des valeurs républicaines n’est pas exempt des logiques de fonctionnement de la société dans laquelle elle s’inscrit, ce qui fait qu’en réalité, elle n’est évidemment pas à l’abri de pratiques de discrimination[6]. Au contraire, comme d’autres institutions de la société, elle est constamment en tension entre une égalité de traitement « théorique » autrement dit affichée dans ses principes fondateurs et une inégalité de traitement qui s’inscrit dans son mode de fonctionnement « réel » ou « pratique ».

La discrimination est parfois liée directement à des préjugés racistes voire à l’adhésion à une idéologie raciste, mais c’est la face visible de l’iceberg, c’est la part moralement dénoncée de la question, mais cette part est en réalité marginale. Ainsi, FASSIN définit la discrimination comme « Une forme particulière de disparité sociale qui, d’un côté, procède de l’imputation de qualités particulières, et de l’autre, les applique de manière illégitime. Elle est un racisme à l’œuvre autant qu’une inégalité fondée sur un critère socialement inacceptable[7]». De ce point de vue, DHEME essaie de montrer que la discrimination n’est pas d’une autre « nature » que les formes usuelles de sélection dans l’école (comme dans d’autres institutions). La discrimination renvoie également aux moments et conditions auxquelles des catégories raciales, ethniques ou de genre, etc. deviennent des éléments tolérés ou « acceptables » des mécanismes de sélection.

L’idée de coproduction de la discrimination selon DHUME explique implicitement que celle-ci est le produit d’une action en chaîne, répondant à des logiques différentes mais conduisant à se mettre d’accord au final pour ainsi dire. On peut vivre des années sans voir la discrimination qui nous vise, et ce d’autant plus que ces pratiques et processus sont masqués et expliqués autrement : les discours politiques sur « l’insertion », « l’intégration », « l’échec scolaire », renvoient généralement la responsabilité de la situation aux élèves et aux familles ; et l’école fonctionne selon une « norme d’internalité » qui vise à apprendre aux enfants à rechercher en eux-mêmes la source de leur situation, à les responsabiliser à l’égard de ce qui leur arrive. C’est pourquoi la prise de conscience des discriminations est souvent brutale, dans la mesure où cela modifie radicalement la conception que l’on a du monde : un monde dans lequel les principes affichés ne sont pas la réalité vécue.

Remarques sur l’approche de DHUME et perspectives 

Cet article nous replonge dans un univers qui ne nous (universitaires) est pas étrange étant que produits d’un système éducatif marqué par des logiques qui ne nous sont pas jusque-là totalement perméables. En effet, l’auteur dans sa démarche met au jour le fait que l’école par le caractère « sacré » de ses valeurs cognitives et ses savoir-faire élaborés et transmis, est trop longtemps échappée à tout soupçon relatif à sa participation dans la production et/ou reproduction des pratiques discriminatoires en son sein. Bien qu’il ne soit pas le premier à réfléchir sur la fonction de l’école dans la société, à l’instar de Pieu Bourdieu et de Jean Claude Passeron (1964), D. Fabrice (2008) analyse le monde scolaire dans leur multiple facette et montre comment le système scolaire entérine et redouble la discrimination dont subissent certaines catégories de son public.

Notre positionnement d’acteur social et nos expériences vécues dans le milieu scolaire nous procurent des prénotions et des interrogations sur certains événements qui sont «plus ou moins» clarifiées par Fabrice (2008), notamment sur les stratégies des élèves dans la recherche de leur stage et les refus répétitifs de ce dernier suite aux entretiens estimés réussis. Toutefois, cette notion de « réussite » peut ne pas être partagée par le recruteur de stagiaire dans une entreprise et de plus sans connaitre clairement la raison du refus.  En raison de son double caractère, pour la plupart subjectif et implicite qui dépend des appréciations personnelles qui sont aussi sociales privilégiant tel groupe d’individus que d’autre, ladite notion crée certaine incertitude autour de son jugement. Ce faisant, cette dimension abstraite et affective du phénomène de la discrimination n’est pas assez étayée par l’auteur dans ses illustrations alors qu’elle rend de plus en plus complexe l’appréhension du phénomène à tel point qu’il est peu probable de le qualifier sans le moindre doute.

Cependant, il est important de creuser la question comme l’auteur nous invite à le faire élégamment en montrant l’implication de l’école dans le brouillage des pistes qui contribue à l’opacité du phénomène de la discrimination à toute tentative de compréhension dans le milieu scolaire. Ceci se manifeste par des initiatives des acteurs du système scolaire: certains professeurs dans leur intention de « protéger » certains publics pour ne pas être victimes de discrimination dans la recherche de stage, les écoliers dans leurs stratégies d’évitement c’est-à-dire, de recherche de stage dans une entreprise où il y’aurait moins de risque d’être en proie à  certaines pratiques discriminatoires. En outre, les orientations scolaires et professionnelles unilatérales de certains élèves issus ou supposés de certaines catégories institutionnellement instituées, sous prétexte qu’ils sont prédisposés à réussir dans certaines filaires que d’autres. Conscients du caractère arbitraire de l’orientation scolaire, certains professeurs vont jusqu’à suggérer discrètement à certains parents de faire appel à des structures de soutien scolaire pour compenser le fait que certains élèves soient menacés d’exclusion ou de se voir orienter vers des filières moins privilégiées pour manque de performance. C’est le cas de l’un de nos collègues du groupe qui a dû confronter à ce genre de situation étant qu’employé du secteur de soutien scolaire. Illustrées par l’auteur, ces pratiques auxquelles se livrent les différents acteurs du cadre scolaire ne permettent pas de comprendre l’ampleur du phénomène voire l’éradiquer. Au contraire, elles l’attisent dans le processus de transmission et d’imprégnation des « sous-entendus » des valeurs cognitives et des savoir-faire d’une part, et d’extériorisation par les élèves d’autre part, une fois sortie de l’école.

En guise de conclusion

Bien qu’il soit prudent de sa part, la pertinence théorique l’exige, de préciser que l’école n’est pas épargnée par les logiques sociales globales caractérisées par la loi du marché et ses conséquences dans le monde moderne (former les élèves en fonction de la commande du marché du travail), il est quand même important de préciser que l’auteur n’a pas suffisamment défini le concept de la discrimination qui renvoie à des logiques différentes. Sachant que la définition juridique de la notion de la « discrimination » est limitée du fait de son caractère réducteur[8], c’est-à-dire qui ne couvre pas toutes les situations qui ne sont pas prévues par la loi. Par conséquent, appliquée à des pratiques scolaires, ce concept subit une transposition qui mérite d’être clarifiée en tenant compte de la complexité de ces pratiques. En outre, certaines données relatives aux caractéristiques socio-démographiques et géographiques des publics concernés et des établissements étudiés manquent à une connaissance précise du terrain de recherche de l’auteur. D’ailleurs, étant donné que ces derniers ne constituent pas une population homogène, il semblerait que pour bon nombre d’élèves certains critères distinctifs (couleur, race, religion, son sexe et ethnie…) ne les exposent pas forcement à des actes de discrimination à l’école voire il existe une hiérarchisation au niveau même des catégories dites discriminées. Un aspect qui reste encore à explorer s’il n’est toutefois pas encore approfondi par l’auteur dans les autres recherches effectuées.

De:    Dhume, F. (2008). « École et discrimination : une frontière intérieure », in Berthet V., Fillaud-Jirari L., (dir.), Construire des pratiques éducatives locales, Lyon, éd. Chroniques sociales, p.38-42

Notes et documents cités

[1] Nous faisons référence ici à Jean-Paul Fitoussi, Éloi Laurent et Étienne Wasmer, dans un document titré : « Discriminations et ségrégation : le visible et l’invisible » partent d’une explication de type symbolique pour appréhender la question de la discrimination. http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/ebook/ebook131.pdf consulté le 14/02/2016.

[2] Emmanuel Jovelin, « Les jeunes issus de l’immigration confrontés à la discrimination », Hommes et

Migrations [En ligne], 1292 | 2011, mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le 13/02/2016. URL : http://

hommes migrations.revues.org/975, p.106

[3] Propos recueillis lors de la conférence organisée par le réseau national de lutte contre la discrimination à l’école, le 02 février 2016 à l’Université Paris-Est Créteil, sur le thème : La discrimination à l’école, de quoi parle-t-on ?

[4] Idem.

[5] Jean-Paul Fitoussi, Éloi Laurent et Étienne Wasmer, op.cit.

[6] Propos recueillis dans le document de Fabrice DHUME titré : La discrimination à l’école, de quoi parle-t-on ?

[7] Didier Fassin, “L’invention française de la discrimination”, in Revue française de sciences politiques, vol. 52, n° 4, 2002, pp. 410

[8] B. Catherine, P. Martine, P.-B. Liliane (2012), Vous avez dit non-discrimination ? Paris, PUG, 271p.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *